CHAPITRE VII

Le coin de silex se ficha avec un bruit de succion dans l’épaule gauche de l’homme. Pétrifié, Lorin vit une fontaine écarlate jaillir de la blessure, comme si une bonde avait été retirée d’un coup.

La surprise arrondit l’expression de l’Escopalien. Il oscilla, lâchant Soheil, tomba à genoux. Son torse dégoulinait de sang, cascadant jusqu’aux cuisses. Ses lèvres prononcèrent l’ébauche d’une prière.

— Soheil ! croassa une voix que Lorin ne reconnut pas.

Soheil eut un hoquet avant de s’abattre. Elle se mit à gigoter sur le sol et à claquer des dents.

— Une crise. Les convulsions commencent.

La voix de Diourk le tira de sa paralysie. Le temps se remettait à couler.

— Il faut l’attacher ! Et lui bourrer la bouche de feuilles, elle risque de se trancher la langue.

Lui lier les membres ne s’avéra pas chose facile, il leur fallut un quart d’heure pour en venir à bout.

Épuisé, Lorin s’assit en tailleur face à l’Escopalien effondré sur le ventre. Le cadavre fixait sur lui des yeux vitreux. La fontaine de sang s’était tarie. Le fluide s’était amassé dans une dépression, pour former une flaque noirâtre.

La main étreignait toujours le poignard. Lorin se dit qu’il n’aurait jamais le courage de le lui prendre, pas plus que la hachette enfoncée dans sa poitrine. Du fond de sa tête, une voix sardonique lui demanda s’il était intervenu pour Soheil, ou bien pour son adresse à manier le poinçon. Auquel cas, il avait tué un homme pour rien, car les crises ayant commencé, elle ne serait bonne à rien avant deux semaines.

Combien de temps avaient-ils déjà gaspillé ?

À cette idée, il se crispa. Il aimait mieux ne pas se donner de réponse.

Un papillon géant tournoyait bruyamment à la lisière d’élardiers, sans parvenir à se poser. Lorin suivit d’un œil distrait ses efforts infructueux, jusqu’à ce que Diourk lui cache cette vision en s’asseyant à ses côtés.

— C’est bien dommage. Le labyrinthe est perdu, désormais.

Lorin se tourna vers le casier d’écorce.

— Tout ce travail perdu, répéta-t-il stupidement.

Son regard accrocha le rouleau de parchemin rapporté par Soheil. Celui-ci avait roulé dans le foyer éteint.

Diourk se leva.

— Il faut partir. Si des tailleurs nous surprennent, je ne donnerai pas cher de notre peau. Nous avons fait ce que nous avons pu pour…

— J’ai une idée. En premier lieu, nous devons capturer un fel et lui extraire ses poches à venin.

Diourk le regarda, interloqué. Puis il secoua la tête.

— Partons d’abord, le labyrinthe peut attendre quelques heures de plus.

Derrière eux, Soheil remuait faiblement dans ses cordes.

— Attachée sans défense, elle mourra. N’importe quel lézard des marais peut lui entailler les veines pour s’abreuver de son sang. Des rats, ou autre chose.

Diourk avait attrapé sa sacoche, et glissé avec ménagement le parchemin entre les deux rectangles d’écorce du casier.

— Quand bien même ? fit-il d’une voix hargneuse. Ce n’est qu’une tailleuse de sel. Et une Escopalienne par-dessus le marché, une fille qui a renié le culte de ses ancêtres. La nature décidera de son sort. Ce n’est pas à nous de…

— Allons, ne me parle pas de principe en un tel cas ! À supposer qu’un animal sauvage ne la dévore pas, et qu’elle soit récupérée par les tailleurs, il lui faudra expliquer la mort de cet homme que j’ai tué. Tu sais à quoi elle serait exposée.

Diourk se renfrogna.

— Si elle fait partie du labyrinthe, alors elle nous mène droit dans un cul-de-sac. Ne t’engage pas dans le mauvais chemin.

— Je ne te demande pas de m’approuver. Moi seul dispose de la solution à notre problème. Et je reste ici. Il faut que je taille un nouveau poinçon, pour ce que j’ai à faire. Occupe-toi du fel.

Diourk reposa sa sacoche d’un air fataliste. Il avait senti qu’il était inutile de discuter. Il se tourna vers le corps de Soheil, parsemé de gouttelettes de transpiration. Puis disparut.

Fabriquer un nouveau poinçon ne prit que quelques minutes. Lorin ferma un instant les yeux. Peut-être son frère cadet avait-il raison, peut-être avait-il choisi la mauvaise voie, celle de l’illusion ou du mensonge. Diourk, au moins, avait la sagesse dans sa tête.

— Lorin…

L’appel le fit sursauter. Soheil le fixait. Ses yeux colorés luisaient de fièvre.

— J’ai soif.

Il se leva et alla chercher la gourde.

— Je ne dois pas te détacher, ce serait ta perte. Ouvre la bouche, c’est moi qui vais te faire boire.

— J’ai besoin de parler, balbutia-t-elle après qu’il l’eut désaltérée. Ma langue encombre ma bouche, les mots sont des grumeaux qui m’étouffent. Il faut que je m’en délivre. Je ne pense pas que tu me comprennes, mais c’est mieux ainsi.

— Pourquoi est-ce que je ne comprendrais pas ?

— Ton frère et toi, vous êtes des privilégiés. Tu portes le labyrinthe, ton frère est le garant de vos traditions. Il n’en va pas de même pour moi. Toute petite, je refusais la nourriture. Mes yeux regardaient les morts. L’homme-médecin m’a exorcisée, en me fouettant avec des herbes, en me faisant croquer de la terre et des gemmes de sel, en crevant des yeux de serpent pour me rendre aveugle au monde des morts. L’homme-médecin a déclaré que la couleur qui est celle de la mort s’en était allée de mes yeux, et j’ai recommencé à manger. À la mort de mon père, ma mère est devenue Escopalienne, et on m’a dit que ce n’était qu’une mascarade. Mais même les Escopaliens les plus purs me lorgnent d’un mauvais œil et se défient de moi.

Lorin hocha la tête.

— Je comprends. Tu es une marquée, j’aurais dû le deviner aux couleurs qui hantent tes yeux. Comme si les marées de lumière avaient déteint… Voilà pourquoi on n’a pas hésité à t’envoyer dans la lande des fumées de rêve. Dans notre clan aussi, il y a des marqués.

Il désigna le cadavre au crâne tondu en croix.

— Celui-ci, en avait-il après toi pour cette raison ?

Elle éclata d’un rire rauque, qui fit froid dans le dos de Lorin.

— Mahir n’a eu que ce qu’il méritait. Il y a trois ans qu’il me poursuivait de ses assiduités, malgré mes refus. Il s’est converti pour s’attirer les grâces de ma mère… et les a obtenues. Mais peu importe, puisqu’il est mort. Nous sommes à un carrefour. N’importe quelle direction me convient. Que vas-tu faire, avec ton frère ?

Lorin se pressait les mains sans s’en rendre compte.

— Je ne sais pas. Que proposes-tu ?

Elle prit une longue inspiration, comme si elle s’efforçait de domestiquer les muscles gouvernant ses lèvres.

— Le labyrinthe t’offre un certain nombre de choix. Moi, je n’ai qu’une alternative : guérir ou mourir. Le remède de la maladie des agités, seuls les Vangkanas le possèdent.

Lorin eut un haut-le-cœur.

— Les Vangkanas ? Non, tu ne peux pas me demander pareille chose. C’est à cause d’eux que j’ai été séparé de ma tribu.

— À cause d’eux, ou à cause de ta curiosité à leur égard ?

— Diourk ne le permettra jamais. Et moi non plus, je ne veux pas.

Un instant, il avait vacillé. Il espéra que Soheil ne l’avait pas remarqué. Elle faisait de nouveau grincer ses liens, écorchant poignets et chevilles. Les muscles sous la peau hâlée se tordaient affreusement, comme s’ils voulaient rompre les amarres des tendons et ramper hors du corps qui les abritait.

Une attente angoissée commença. Il s’efforça de penser à autre chose, mais toujours ses pensées étaient attirées par la jeune fille.

Diourk revint, deux vésicules gorgées d’encre au creux des mains. Il annonça d’un ton satisfait :

— Le niveau du marécage a baissé, cela va faciliter notre voyage.

La voix de Soheil grelotta.

— Votre voyage va être difficile au contraire. De l’autre côté, les lézards sont beaucoup plus gros. Vous devrez les combattre.

Lorin déroula le parchemin sur une pierre plate. Il sortit la feuille transparente de son étui, l’étala sur le parchemin. Il les fixa ensemble, utilisant comme épingles des éclats de bois résultant de l’affûtage des poinçons. Diourk le regardait procéder en silence.

Prenant le poinçon entre le pouce et l’index, il en approcha la tête de la ligne la plus à gauche. Diourk fronça les sourcils.

— Ne t’inquiète pas, le rassura Lorin. Je vais me contenter d’approfondir les sillons déjà faits. La précision de Soheil ne s’impose pas. Par contre, je dois le faire en une fois. Après que j’aurai terminé, la feuille sera perdue.

Il s’assit le plus confortablement possible. La concentration d’esprit pour n’oublier aucune ligne était effrayante, mais il n’avait pas le choix. Et cette besogne lui épargnait d’avoir à songer à la proposition de Soheil.

La texture végétale n’opposait qu’une faible résistance au poinçon affilé, sauf au niveau des plus grosses nervures qu’il lui fallait cisailler avec la plus grande douceur, pour ne pas froisser la feuille. Il arrêtait dès qu’il raclait la surface dure du parchemin.

Alors qu’il entamait le deuxième tiers du motif, la pointe s’enfonça dans le parchemin. La sueur le recouvrit d’un voile glacé. Faire un trou, comme déchirer la feuille, serait une catastrophe irréparable.

Il continua, priant Felyos que l’entaille ne soit pas trop profonde. Lorsqu’il eut terminé, de grosses gouttes coulaient le long de ses tempes jusqu’au creux entre les clavicules, où elles imprégnaient l’échancrure de sa tunique.

Soheil s’était calmée. Elle paraissait assoupie.

Le plus dur était passé, mais l’instant décisif restait à venir. Il tendit ses mains à Diourk.

— Passe-moi les poches à venin.

L’effort d’application faisait trembler ses mains, comme s’il était lui aussi affecté de la maladie des agités, mais cela n’avait pas grande importance. Il vérifia que le parchemin ne penchait pas d’un côté ou de l’autre. Puis, à l’aide de ses ongles, il creva les vésicules. Le venin se répandit sur ses mains. Il n’y avait pas une seconde à perdre. Lorin étala le liquide noir sur la feuille. Il compta jusqu’à trois, puis retira les échardes fixant la feuille au parchemin. D’un coup sec, il arracha la feuille imbibée de venin.

Lorsqu’il regarda, son cœur fit un bond.

Le dessin reproduisait le labyrinthe, imprimé en noir sur le fond beige du gros parchemin. Contrairement à ce qu’il appréhendait, l’encre n’avait pas bavé.

Diourk ouvrait de grands yeux.

— Ne le touche pas pendant que c’est humide, lui conseilla Lorin. Nous aurons le temps de l’étudier.

La voix de Soheil s’éleva, tel un papillon.

— Vous pouvez me détacher, la poussée d’agitation est passée. Je peux vous aider à interpréter le labyrinthe, si vous n’y arrivez pas.

Diourk réagit sur-le-champ.

— Ce n’est pas l’affaire d’une tailleuse de sel. Dépêchons-nous, nous sommes en danger ici.

— Si tu en as le courage, dit Lorin en délivrant Soheil, tu peux récupérer ma hachette.

Mais il ne pouvait donner tort à Diourk. Ils étaient allés au bout de leurs concessions mutuelles. Tout en délivrant Soheil, il songeait à l’homme qu’il avait tué. Le labyrinthe le représentait-il, d’une manière ou d’une autre ? Et y avait-il eu un chemin contournant l’obstacle ? Il n’était pas encore adulte, et il avait tué, déjà.

« Je survivrai, se dit-il avec un sourire forcé. Ailleurs, tout autour de moi, la vie continue. »

Soheil massait ses poignets et ses chevilles. Elle se leva et s’accroupit près du tailleur de sel. Elle le saisit sous une épaule, le fit rouler sur le dos.

— Je suis désolé, dit Lorin en évitant de regarder la jeune fille qui retirait l’arme de la blessure. C’est ici que nos chemins se séparent.

Elle lui lança la hache. Il ne sut si la répugnance qu’elle affichait s’appliquait à la lame gluante de sang, ou à lui-même.

— On a raison de dire que les pêcheurs de fer n’ont ni parole ni gratitude. Qu’avez-vous fait pour moi, moi qui ai recopié votre labyrinthe idiot ?

— Rien en effet, rétorqua Diourk avec ironie. Pourquoi t’expliquer ? Tu serais incapable de saisir l’importance de l’enjeu.

Lorin nettoya la lame sur l’herbe, avant de la glisser à sa ceinture. Il se tourna vers Soheil.

— Où sont tes Vangkanas ?

Son cadet pivota d’un bloc.

— Que veux-tu dire ?

Soheil eut un imperceptible sourire.

— Chaque semaine, un dragon mécanique vient prendre les cubes de sel pour les convoyer à travers le bas-marécage jusqu’à une gare. Les cubes sont chargés sur une chenille de métal, montée sur des roues en fer, qu’ils appellent « train ».

Lorin hocha la tête. Il avait souvent vu un train, une machine sur rails d’un mille de longueur, pénétrer dans Port-Vangk, chargé de minerai, puis repartir une fois vidé. Il venait des mines des Terres Profondes dont on ne savait rien, pas même des légendes, et contournait le bas-marécage.

— Nous avons gaspillé assez de temps, fit Diourk d’une voix pressante. Combien encore va-t-elle nous en faire perdre ?

Lorin ferma les yeux une seconde, les rouvrit.

— Le dragon dont tu as parlé transporte les blocs de sel hors du marécage, n’est-ce pas ?

Elle dodelina du chef.

— Si nous voyageons à bord de son dragon, nous sortirons nous aussi du bas-marécage. Cela nous fera gagner pour le moins deux semaines.

Diourk le contempla comme s’il venait de proférer une absurdité. Il ouvrit la bouche, mais ne put articuler une parole tant les propos de Lorin lui paraissaient aberrants.

— Tu monterais dans un engin mécanique ? fit Soheil, incrédule.

Lorin resta silencieux.

*

Les cubes de sel, d’un blanc sale tirant sur le vert, s’empilaient sur une jetée de dalles rayées par un réseau de profonds sillons ; un simple appontement de cinquante pas de long, orienté vers le nord.

Ils avaient mis plus de deux jours pour y parvenir, empruntant des voies détournées en bordure de marécage, afin de prévenir une rencontre avec d’éventuels tailleurs de sel. Le paysage se déroulait en une succession de petits bois entre lesquels sinuaient des dizaines de chemins cahoteux, semblables à des lits de rivières à sec. Les dourlos avaient rapetissé jusqu’à devenir des arbustes. Des arbres dont les feuilles évoquaient des fougères rousses formaient le gros de la végétation, mais ils rencontrèrent également de vieux volks déplumés, au tronc fendillé. Soheil s’agitait de plus en plus, tandis que la réserve de Diourk s’accentuait. Il avait essayé en vain de dissuader Lorin de sa décision. La présence de Soheil, surtout, l’indisposait. Sans doute ressentait-il envers elle une antipathie naturelle, née d’humeurs contraires.

Les blocs de sel étaient recouverts de bâches de jute imprégnée de sève d’élardier, maintenues par des cordes de fibres teintes. Lorin pouvait en toucher le sommet en se haussant sur la pointe des pieds ; il avait dû falloir dix hommes armés de cordes pour les soulever. Une trentaine de blocs avaient été placés sans souci d’ordre sur l’appontement, tels d’énormes dés jetés par des géants.

Ils approchèrent avec circonspection. En plein midi, les lueurs conjuguées de Fraad et Lossheb traquaient l’ombre la plus ténue.

— Il n’y a personne.

Soheil caressa la surface rugueuse d’un air rêveur.

— Qui songerait à voler les blocs ? Ils ont été apportés il y a peu. Cerel Case ne devrait pas tarder.

— Cerel Case ?

— Le vieil homme qui conduit le dragon. Personne ne sait quel âge il a. On le dit d’une extrême cupidité.

Diourk renifla, sceptique.

— Comment un homme seul pourrait-il charger tous ces blocs ?

— Sorcellerie vangkane, répondit Soheil, secouée de tics nerveux. Case arrivera au plus tard dans la nuit.

Lorin s’assit contre un bloc.

— En ce cas, le mieux est d’attendre et de voir.

Il déroula le parchemin et se perdit dans sa contemplation, mais il était le seul à manifester un semblant de calme. Soheil trépignait d’impatience. Elle était à bout. Diourk se figea dans une faction stoïque, mais son orgueil parvenait difficilement à contenir la terreur qu’il ressentait.

Tandis qu’inexorablement, l’engin diabolique approchait.